Bon, jeudi 14 décembre, c’est le jour du départ vers les Amériques. Avec un autre bateau, Symi, un RM 10.50, nous allons essayer de faire un bout de chemin ensemble. Ils n’ont pas de moyens pour récupérer la météo. On fera des vacations pour la leur donner.
Cairn est aussi prêt qu’il peut l’être, quant à son équipage et pour être honnête, il souffre imperceptiblement et en silence de ce mal des rimayes, symptôme bien connu des alpinistes rendus au pied d’une paroi « MONUMENTALE » qu’ils ont décidé de gravir un soir de beuverie.
Et c’est par un vent soutenu de parfois 28 nœuds que nous quittons Mindelo en milieu d’après-midi. Mais très vite le dévent de San Antao nous oblige à mettre le moteur jusqu’en fin de nuit où génois tangonné et 2 ris dans la GV sera une configuration adéquate au vent retrouvé. Voilà, c’est parti. Symi, que nous perdrons de la portée VHF le cinquième jour, nous suit et n’est pas très loin, l’alizé semble établi au nord-est entre 15 et 23 nœuds avec une mer relativement forte mais du bon côté. Luc est amariné et bien à sa place sur le bateau. Les journées s’enchaînent sans que nous les voyons passer, rythmées par les quarts, le point du jour sur la carte, l’envoi de notre position, la récupération des fichiers météo qui prennent un temps monstrueux, ce qui n’est pas le plus gênant en regard des connexions parfois impossibles avec le serveur. L’Iridium Go est de grande utilité mais totalement préhistorique. Pas étonnant de voir autant d’antennes Starlink sur les voiliers croisés.
Et bien sûr, autres moments clé de toute première importance, l’apéro et les repas !
C’est ainsi que se passe la première semaine à l’issue de laquelle nous aurons parcouru la moitié du chemin. Luc, qui s’avère être l’équipier idéal et qui fait preuve de beaucoup de maturité malgré son jeune âge, pêche son premier poisson qu’il nous cuisinera admirablement. Lecture, musique, chant et guitare, fascination pour ce désert liquide dont le souffle fait maintenant partie de notre quotidien. Moments d’insomnie où le moindre bruit non identifié devient suspect. Où le pire est envisagé : et si… On ne se refait pas, il y a les optimistes insouciants et les inquiets de nature. Je suis plutôt dans cette dernière catégorie. Le Cairn est notre création, il nous a déjà emmenés très loin ces 15 dernières années. Je connais tout de lui ; est-ce un avantage ou plutôt la source qui alimente tous les questionnements ? Ai-je tout bien fait ? Certainement pas. Et puis, un célèbre chanteur navigateur parlait de l’état stable des éléments qui constituent un bateau comme étant la panne, l’exception temporaire en étant le bon fonctionnement. Alors on fait avec tout ça, on s’émerveille sur les capacités de notre nouveau pilote, on refait le monde à l’heure de la bière et des cacahuètes, on parle de ski et de montagne avec Luc, un alpin comme nous, qui attrapera sa deuxième bonite trois jours après la première rendant à notre canne à pêche sa raison d’être. On envoie des mails et des SMS à nos filles et nos amis et notre équipier à sa famille. Et puis, c’est inévitable, au lever du soleil, on se demande ce que l’on fout là, dans cette immensité où l’humain n’a pas sa place.
Au début de la deuxième semaine, le vent passe à l’est en faiblissant et nous oblige à prendre du sud pour éviter au nord une zone de calmes. L’alizé semble entamer une grève avec service minimum. Je me souviens qu’un ami me disait il y a fort longtemps que la transat aller, c’était facile, qu’une fois le bateau réglé on ne touchait plus aux écoutes jusqu’à la fin et que de toute façon, même en tonneau, on finissait toujours par arriver aux Antilles. Nous allons voir que sauf malchance excessive nous poursuivant, il exagérait un tout petit peu.
En effet commence alors un jeu stratégique éprouvant pour gagner laborieusement des milles chaque jour. Une dépression stationnaire à la hauteur de Cuba génère une bande sans vent qui s’étend sur toute la deuxième moitié de la traversée. Les routages de Weather 4D nous proposent de descendre très au sud, pas loin de la Guyane, pour toucher des vents modérés puis de remonter ensuite plein nord vers l’arc antillais. Option que nous ne sentons pas. Trop risqué. Trop éloigné de la route directe si le vent venait aussi à manquer. D’ailleurs les prévisions annoncent le retour de l’alizé d’ici quelques jours. Nous décidons donc de longer par le sud et dans des airs évanescents cette bulle qui je crois en langage météo s’appelle un talweg (à confirmer). L’idée n’est pas mauvaise, sauf que chaque jour le nouveau gribs recule le retour du mythique alizé. À noter que l’anticyclone des Açores, le fameux, celui qui devrait fabriquer notre vent, soit n’existe pas, soit flirt avec le Canada ou alors n’a même pas atteint le stade de la pré-adolescence. En gros rien n’est au bon endroit et rien ne se passe comme dans les livres.
Les premiers grains viennent rincer le bateau et affoler l’anémomètre, des sargasses commencent à se montrer pour devenir plus tard totalement envahissantes. Sous spi nous en traverserons un champs immense sans pouvoir l’éviter tout en espérant qu’il ne nous retienne pas prisonnier. Ces saloperies flottantes vont bien-sûr nous interdire de mettre le moteur quand le vent ne dépasse pas 6 nœuds de peur de boucher le circuit de refroidissement. Nous finirons tout même par nous y résoudre en zigzaguant à travers ces algues folles, seulement de jour et quelques heures, avec une veille attentive et en inspectant et nettoyant le filtre à eau régulièrement. Au total nous ferons 50 heures de moteur sur cette traversée qui durera presque 20 jours. Nous croiserons sans les voir deux voiliers et éviterons deux cargos en route de collision avec nous. Ou l’inverse. Un troisième passera loin de nous et un navire très éclairé mais sans AIS, surement des pêcheurs fera des allers retours sur une trajectoire parallèle à la nôtre.
Naviguer sans vent est épuisant pour les nerfs et le moral. C’est également destructif pour le matériel ; les voiles claquent, le vit de mulet et le hale bas sont malmenés, malgré l’énergie déployée pour les immobiliser, faisant parfois trembler le gréement lorsque qu’une grosse vague secoue le bateau privé de son moteur, le vent. En fait, tout peut casser. L’axe de la poulie de pied de mât va d’ailleurs se rompre brutalement. Une paille dans le métal ou l’axe qui travaillait mal ?
Ainsi, tout est mis en œuvre pour faire avancer le bateau mais sans grande efficacité. Beaucoup de manœuvres souvent inutiles. Nous nous surprenons à nous réjouir lorsque le GPS atteint les 3,5 nœuds ! Heureusement qu’il y a le courant nord équatorial pour nous soutenir, sinon nous reculerions. Une nuit, nous affalerons toutes les voiles sur une mer d’huile et dans un silence presque pesant, nous laisserons Cairn vivre sa vie au milieu de l’Atlantique. Mouillage tout à fait inédit et exotique ! En fin de nuit nous constaterons que nous avons parcouru 8 milles vers le nord. Pourquoi ? Aucune idée, le courant aurait dû nous faire dériver vers l’ouest.
Au lever du jour, le vent se lève. Chouette ! Hélas il n’est pas dans le bon sens. C’est ainsi que dans une même journée nous ferons du pré mais sortirons aussi le spi dans l’après-midi. Idem le lendemain mais dans l’ordre inverse.
Et chaque nouveau fichier GRIBS recule le retour de l’alizé. Le doute s’installe. Et si cette situation s’éternisait. Il reste encore plus de 600 milles jusqu’à la Martinique. Peut-être atterrir à la Barbade, plus proche ? Carole n’est pas d’accord et elle a raison ; les autorités sont très pénibles sur cette île. Bien que l’option soit tentante nous y renoncerons faisant avec ce zéphyr faiblard.
Mardi 2 janvier au soir, nous sommes à une soixantaine de milles de la Martinique. Peu de Sargasses, aussi peu que de vent. Nous craquons et allumons le moteur et dérogeant à notre règle de ne pas le faire fonctionner la nuit sans visibilité sur ces algues boucheuses de pompes et d’échangeur. Nous nous mettons à 1300 tours et devrions à cette vitesse arriver au petit matin. Grain violent durant la nuit, quelques bateaux aux trajectoires étranges et vers 7 h nous jetons l’ancre dans le mouillage encombré de Sainte Anne. Silence, soulagement d’être enfin arrivés, petit déjeuner à plat devant des rives verdoyantes, une couleur qui commençait à nous manquer.